Comme un autre
Il aurait dû être réformé pour cause de santé.
Il a insisté pour la faire.
Parce que c'est à la guerre qu'on devient un homme.
C'est ce qu'on lui avait dit.
C'est ce qu'il croyait.
Il ne savait pas. Pas encore.
Il était jeune et voulait combattre pour sa patrie.
Lui, c'était mon grand-père. Le père de mon père.
Il a fait Verdun.
C'est comme ça qu'on dit.
On.
C'est plutôt Verdun qui l'a fait.
Ça, c'est ce qu'il dit, lui.
Verdun l'a fait. Quand il a vu l'ennemi.
Euh...non...il n'y avait pas d'ennemis.
Pas d'ennemis.
Seulement des hommes.
Avec leur jeunesse, leurs espoirs, leur vie à construire.
Que des hommes avec l'envie d'aimer.
Des deux côtés de la frontière.
Euh...non...il n'y avait pas de frontières.
Il n'y avait, il n'y a qu'une seule terre.
Et là, la terre est ravagée par la cruauté des hommes.
Les hommes sont ravagés par leur propre cruauté.
Ceux là même qui portent dans leur coeur cette envie folle d'aimer et qui, là, sont pris dans la frénésie de tuer, tuer, tuer. Détruire, détruire, détruire.
Il se tait et il pleure. Et je devine les horreurs qui traversent encore ses yeux.
Il n'oubliera pas.
Jamais.
Verdun l'a fait.
Il sait maintenant la cruauté humaine.
Il n'oubliera pas.
Et il dit "chaque jour, la paix est à reconstruire. Chaque jour, elle est à refaire. C'est à chacune de nous de la faire."
Sa bonté et sa générosité naturelles, il les a blanchies au feu de Verdun.
Alors quand la deuxième est arrivée, il sait.
Il sait tout de suite ce que tant d'autres prétendront ne pas avoir su.
Il est un citoyen, un homme, comme un autre.
Comme un autre.
Et pourtant, lui il sait.
Il sait comme si peu savent.
Il a vu la destruction et la volonté d'éradication.
Cette volonté-là n'a pas d'identité, pas de patrie.
Cette volonté-là est humaine, terriblement humaine.
Il a vu, alors il protège et cache. Dans un grenier.
Il a vu, alors il protège et guide vers d'autres frontières.
Parce qu'il a vu.
Parce qu'il a voulu voir.
Parce qu'il a accepté de voir. Alors protéger est pour lui une simple évidence.
Ma tante a une amie juive. Mon grand-père invite le père de cette amie et lui propose de l'aider à partir.
Vexation et refus.
Vexation, oui.
Ce juif est un citoyen comme un autre. Il a fait la guerre, la première, il a une médaille. Il est honnête. Comment un homme bon comme mon grand-père peut-il imaginer que les juifs seraient à anéantir ?
Il est vexé ce juif.
Est-ce toujours de la vexation qu'il ressent lorsqu'il est enfourné, lui et tout sa famille ?
Mais peut-être n'a-t-il pas vu le four ?
Je pense souvent à mon grand-père.
Et je tente de rester en éveil.
De voir, d'entendre.
Vraiment.
Quand je lis Angéline (et cette lecture comprend les textes et les photos qu'elle insère) je pense un peu plus fort à lui.
A l'importance de rester en éveil.
Alix