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Initiale
26 juillet 2005

Faut pas fermer les fenêtres à clé

Elle moche, grosse et elle pue.
Son sac à main, c'est un sac plastique de supermarché. Il est précieux son sac, elle ne le quitte pas. Parfois, elle fouille dedans et sort un papier qu'elle nous tend : elle sait qu'on aime les papiers, elle veut nous faire plaisir.
Elle est folle aussi. Enfin...bizarre...et épileptique.
Elle boit du rouge, du gros rouge qui tâche. Pas trop. Juste un peu, pour l'amitié. Des fois, elle nous le dit, quand elle est contente : "tiens ! t'es ma copine toi, si tu veux, passes à la maison, je te payerais un coup de Père Benoît".
Quand je la vois, j'ai une bouffée de tendresse qui m'envahit.
Elle dit que chez elle, c'est la maison du bonheur. Elle dort avec son chien, pour la compagnie. Elle élève des poussins dans sa baignoire "tu comprends dans la salle de bains, il fait chaud". Oui, moi je comprends, on comprend ici ; mais les quelques autres, vous savez les gens sérieux qui protègent les enfants. Ils disent que ce n'est pas sérieux, qu'il faudra lui retirer son enfant à la naissance. Ils savent eux, ils ont vu chez elle. C'est sale et c'est à la campagne.
Et nous, nous disons, que si elle sait prendre soin de ses poussins, elle saura prendre soin de sa fille. C'est pareil, non ? Et le coeur, la tendresse, on s'en fiche de ça ? mieux vaut regarder la crasse ? la regarder la crasse et en rajouter avec une grimace dégoûtée.
Ca fait des années qu'elle attend sa fille. Adolescente, elle s'est sauvée de chez elle. Elle est bavarde, mais elle parle peu. Elle dit : ça vous ferait peur. Elle a été routarde, elle s'est fait violer, tabasser...le monde de la rue n'est pas tendre. Alors la tendresse, elle l'a blotti au fond de son coeur et avec sa tendresse, elle a attendu sa fille, ça devait être une fille. Elle attend sa fille depuis des années. Elle s'appelle Hélène sa fille. Depuis des années, sa fille s'appelle Hélène.
Elle vient souvent nous voir. A cause de l'épilepsie. Et puis aussi, parce qu'on est ses copines, c'est ce qu'elle dit. Alors elle vient, elle a toujours un prétexte, c'est facile avec l'épilepsie.
Comme ce soir, elle est venue, avec les pompiers : j'en ai peut-être fait une, je ne m'en rappelle plus. Elle est contente de rester passer la nuit ici. Elle bavarderait bien un peu...enfin...un peu...plutôt beaucoup. Mais ce soir, on a pas le temps, du monde partout et seulement 1 chambre libre.
Je l'accompagne tout là-bas, loin, si loin de nous, tout au fond du couloir de cette immense maternité. Elle s'installe dans la chambre que je lui ai désignée. Je coupe court aux bavardages - pas le temps, vous comprenez - et repart loin là-bas où tant de monde m'attend.
Je suis à peine arrivée, le téléphone sonne, c'est elle. Paniquée. "Je ne peux pas rester ici, la fenêtre est fermée à clé". J'essaie de la raisonner, en vain, la panique augmente. Elle menace de partir, comme ça, toute seule à pied dans la nuit. Alors je lui dit "j'arrive" et je repars là-bas, tout au fond du couloir, là-bas, si loin. Alors qu'ici tout le monde m'attend. Je pars là-bas, un peu agacée par son caprice pour me retenir auprès d'elle. Enfin, c'est ce que je crois.
Elle m'explique "vous comprenez, c'est impossible de rester ici, il me faut une issue pour me sauver au cas où". Ma raison parle "vous n'allez pas vous sauver par la fenêtre, vous avez une porte, laisser votre porte ouverte si vous voulez. De toute façon, c'est la dernière chambre, toutes les autres sont prises". Elle insiste "je sais que je vous embête, mais votre porte elle est pas sur le dehors, je veux de l'air, je veux l'air du dehors pour savoir que je peux partir, que je peux me sauver, s'il faut. Vous inquiétez pas, je ne sauterai pas par la fenêtre. Je veux juste l'air du dehors, sinon j'ai peur. Vous comprenez ?" Silence. Alors, elle ajoute d'un air dépité "vous ne me comprenez pas". Si, je viens juste de comprendre. Je n'ai pas tout compris, seulement que pour elle, là, tout de suite, c'était vital. J'ai compris. Et je crois qu'on a des étoiles toutes les deux dans les yeux à ce moment là. Alors tant pis pour tous les autres là-bas qui attendent. On déménage, transport de lits dans le long couloir, pour l'accueillir dans une chambre réservée mais pas encore occupée. Là-bas, de l'autre côté, il faudra en plus que je prenne le temps de le dire à l'ordinateur, le changement de chambre.

Voilà, j'avais envie de vous raconter cette histoire aujourd'hui. A cause du texte de Franck, hier.
Ce jour-là, il s'en est fallu de peu pour que je n'entende pas, pour que je ne comprenne pas. Que je ne comprenne pas quelque chose d'essentiel, de vital.
Combien de fois n'ai-je pas entendu ? Combien de fois, suis-je passée à côté d'un cri du coeur ? Ils sont si ténus parfois...et moi, si préoccupée...

Alix

Il faut que je vous dise, les gens sérieux nous ont écouté : ils lui ont laissé sa fille. Quand les gens sérieux parlent aux gens sérieux, ils s'entendent.

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Commentaires
C
Juste un sourire pour une belle histoire humaine...<br /> <br /> Bises Chris
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