Bien trop tôt, il s'en est allé...
La vie se charge souvent de vous asséner avec force ce que vous n'avez pu comprendre autrement.
J'ai mis du temps à comprendre que lorsque j'accueillais un couple pour accoucher, j'attendais avec eux leur enfant. Je l'ai appris dans la douleur, quand celui que j'attendais s'en est allé.
Stridence de la sonnerie dans le hall.
Stridence dans la nuit.
Stridence qui vrille le coeur.
C'est le téléphone réservé au SAMU qui résonne. A l'autre bout du fil, c'est le plus souvent une mauvaise nouvelle. On est déjà sur le qui-vive en décrochant. Et puis non, pour cette fois, une banalité : celle qui bientôt va arriver est enceinte de presque 8 mois, elle a rompu la poche des eaux et a des contractions. Routine. Malgré la petite avance sur le terme, le bébé pourra sûrement rester auprès de sa maman.
Je feuillette le dossier en attendant. Quelques petits aléas de parcours, mais rien de bien grave. Tout devrait bien se passer.
Voilà, elle arrive. Son mari est auprès d'elle. Le médecin du SAMU me fait son compte-rendu.
Et tout à coup, c'est comme un cri d'alarme en moi : ce que j'entends, ce que je vois, ce que je sens avec ma main : tout me dit que le placenta s'est décollé précocement, que ce bébé n'est plus oxygéné et que sa maman est en train de faire une hémorragie interne.
Vite, j'écoute son coeur, il bat encore.
Vite, j'examine la maman : elle n'est pas près d'accoucher.
Aux premiers mots que je prononce, le mari a compris et s'effondre. Césarienne de toute urgence, on va essayer de les sauver. Essayer. Tout va très vite et pourtant les minutes sont longues. Il faut du temps pour préparer une césarienne, toujours beaucoup trop de temps quand on est dans l'urgence absolue.
Le brancard file à toute allure vers la salle d'opération. Je reçois des mains du chirurgien le petit corps inerte et je cours vers la salle de réanimation.
Tout est prêt. Le pédiatre et une puéricultrice attendent.
Chacun des trois connaît les gestes qu'il a à faire. Alors pendant de longues minutes, les gestes s'enchaînent presque mécaniquement. Et il faut bien finir par se rendre à l'évidence : aucune réaction, aucun signe de vie malgré tous nos efforts.
Il faut s'arrêter, ne pas s'acharner.
Il faut s'arrêter...
ET ON VOUDRAIT S'ACHARNER, S'ACHARNER, S'ACHARNER...
vous comprenez, il était vivant tout à l'heure. Vous comprenez ? Là, tout à l'heure, son coeur battait encore. Il y a à peine quelques minutes...Il est si beau, si beau...et il faut s'arrêter. Il est beau et il est mort. Voilà.
Et maintenant, il faut aller chercher son père dans le couloir. Il faut lui expliquer. Il faut le voir partir en claquant la porte. Il faut attendre. Lui laisser le temps. Et puis aller s'accroupir auprès de lui dans le couloir et poser une main sur son épaule. Est-ce que vous voulez le voir maintenant ? Est-ce que vous voulez le voir nu ou habillé ?
Soigneusement, j'ai choisi les plus beaux habits que j'ai trouvé et je l'ai vêtu. J'ai pris un joli drap couleur pastel pour recouvrir le matelas. Et surtout, je n'ai pas éteint la lampe chauffante. Je ne voulais pas qu'il refroidisse trop vite. Et puis, je l'ai contemplé en compagnie de son papa.
La maman s'en est bien sortie. Je suis allée les voir dans leur chambre le lendemain. Elle m'a pris dans ses bras et nous avons pleuré ensemble. Ce n'est pas professionnel de pleurer avec les patients. Cette fois, je me suis laissée aller en me disant que les collégues du service sauraient, elles, être professionnelles.
Ce petit là, comme tous les autres, je l'attendais. Je l'attendais et bien trop tôt il s'en est allé. Bien trop tôt.
Alix