Le goût du sang
J'ai 17 ans.
Il me tabasse, à l'unisson avec ma mère.
Je fonds dans la détresse et la terreur. Envie de crever là pour qu'enfin ça s'arrête. Descente dans une nuit peuplée d'êtres grimaçants qui mordent ma chair.
Isabelle, ma soeur, ma petite mère dans les moments douloureux, ne peut que me récupérer quand ils ont épuisé leurs coups. Dans la salle de bains, elle me nettoie et me berce de ses mots tendres.
Il arrive et demande de mes nouvelles.
Il vient de me tabasser et s'inquiète de mon état !!!
Je lui crache à la gueule.
Je lui crache mon sang à la gueule. Je lui crache ma haine, ma rage, ma détresse.
Dans un éclair de jubilation, je crache à la gueule de mon père. Jubilation de la haine qui trouve son expression.
Et puis, à nouveau, la détresse, la douleur du corps meurtri, et surtout, surtout la blessure de l'âme, la douleur des ailes coupées.
Le lendemain, visage tuméfié - je porte sur ma face la honte des coups reçus.
Que ressentent-ils, eux ? Probablement, comme d'habitude, la satisfaction du devoir accompli. Nous n'en avons jamais reparlé.
Dimanche dernier.
J'ai vu mon père pendant quelques heures. Le temps de récupérer une armoire dont il se débarrasse.
3h30 ont suffi à faire remonter dans ma bouche le goût du sang.
Plus de rage, plus de haine.
Non.
Seulement l'amertume. Le goût amer du sang.
Il a toujours une réflexion, une anecdote pour me rappeler qui il est.
Cette fois, il m'a épargné son désir de voir la France dirigé par un nouvel Hitler. Il me confie simplement son admiration pour les policiers égyptiens qui, paraît-il, parcourent les rues mitraillette chargée au poing, prêts à tirer à tout instant.
Pendant des années, à entendre de tels propos ; la haine, la rage, la douleur refaisaient surface, je m'emportait. La douleur me lacérait ensuite pendant plusieurs jours. Souffrance inutile : il est incapable d'entendre.
Je ne m'emporte plus.
Je baisse les yeux, garde le silence et laisse ses paroles me traverser.
Ses paroles me traversent de part en part.
Elles fendent la douleur, transpercent la blessure.
Je reste paisible.
Paisible et douloureuse et triste.
Plus question de chavirer dans la douleur et la violence.
Rester à ma source, à l'Initiale.
Etre présente, là, aux rives de la source de vie.
Pouvoir entendre les rugissements de haine, sentir la déchirure de la douleur et vivre la tendresse et chavirer d'amour et prendre soin.
Oui, prendre soin.
Prendre soin du blessé, du meurtri et prendre soin du beau, ouvrir les mains et laisser émerger la vie.
Et s'émerveiller encore et encore de tous les éclats de lumière, malgré la haine.
Alix